Jeudi 31 mars (le 1 avril a 7:30)
La journée d’hier, alors que je pensais qu’elle marquerait une sorte de « rupture » dans la tenue de mon journal s’inscrit en fait dans une continuité. Une continuité avec les questionnements de ces dernières semaines et particulièrement de ce mois de mars. La rupture, je l’envisageais depuis ce moment qui commence à Rennes où Benjamin R nous accueille pour trois jours dans le cadre des résidences « Faire commun, faire recherche en quartiers populaires ». C’est l’occasion pour moi de reprendre le journal Lieux et Milieux. Cette question du lieu est très présente hier. Notamment depuis l’idée de « Tiers-lieu ». Nous sommes accueillis, en ouverture et en fermeture de cette journée, dans deux lieux qui ne s’annoncent pas immédiatement comme tiers-lieux, mais qui se nomment ici et là comme tel. L’idée de milieu est très présente elle aussi, depuis cette idée de maillage, de fil qui se tire entre les lieux par les personnes, les espaces publics de différentes sortes, des histoires, des actions…
Hier, peut-être, plus que sur d’autres résidences la dimension quartiers populaires, outre le fait que nous sommes au Blosnes, me semble moins présente dans l’immédiat. Cela, j’imagine, pour diverses raisons. D’abord, nous passons peu de temps dans chaque lieu, nous avons à chaque fois un·e ou deux interlocuteur·ice·s pour un temps assez court. Donc nous sommes plus dans quelque chose de l’ordre de la visite guidée. Je me trouve régulièrement à reconnaître des choses, peut-être plus qu’à les percevoir, pour le dire à nouveau avec Dewey, et la distinction qu’il fait entre reconnaissance et perception. Les trois lieux de l’après-midi se trouvent tous au Blosnes et entrent probablement dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Il y est donc question de SCOP et de SCIC au moins pour les Éditions du Commun et la librairie l’Établi des mots. Je ne suis sûr pour pour « le Petit Blosneur », mais il me semble qu’il s’agit d’une association.
L’action de ce dernier lieu est multiple, comme à Marseille, je retrouve la thématique de l’alimentaire très présente. Ce sera aussi le cas le soir à l’ancienne MJC, devenu occupation temporaire. L’alimentaire est à la fois au coeur de l’activité, des usages du Petit Blosneur, puisqu’on y retrouve une grande cuisine, complètement intégrée à l’espace. Cuisine à laquelle s’ajoute un comptoir, qui semble être une sorte d’espace d’accueil, de discussions, de partage autour d’une boisson chaude. Nous sommes sur des tables en enfilades et qui regardent ces deux espaces (bar et cuisine), et dans le prolongement desquels se trouvent un espace de lecture où s’entreposent des jeux de sociétés, des livres grand et jeune public. Avant l’implantation de la structure, le bâtiment abritait un fast food (Kebab) dans une galerie commerçante qui a brûlé pour partie. Les commerces qui jouxtent le local sont eux aussi autour de l’alimentaire. Un autre Kebab, une boulangerie et une épicerie solidaire.
L’alimentaire est aussi motif à enquête. Outre la cuisine il est question d’alimentation et de besoins. Le lieu a une référence que je note comme étant le Centropôle, une action à Montréal. Je crois comprendre qu’il s’agit d’un système de livraison d’aliments pour des personnes isolées. Ici, je ne suis plus sûr, car il est question de plusieurs actions de ce type et je me suis perdu. Notre interlocutrice nous explique que la question sous-jacente à ces possibles actions, en cours ou à venir, est « quels sont les vrais besoins du quartier en termes alimentaires ». Je crois également comprendre que le motif premier du lieu est l’insertion sociale et ce motif s’imbrique avec l’idée d’insertion professionnelle. En étant dans l’espace, je perçois plus directement le second motif. À la fois avec l’idée « d’incubation » d’activité, à la fois avec les explications sur le fonctionnement du lieu. Ce que je comprends, c’est que le lieu fonctionne avec une salariée permanente, une personne employée via le dispositif PEC (parcours emploi compétence) qui permet d’avoir une aide de pôle emploi pendant 9 plusieurs ainsi qu’un service civique. J’imagine qu’autour de cette équipe salariée gravite une équipe bénévole. L’équipe sera donc renouvelée dans quelques mois, sauf pour la salariée permanente, qui est aussi notre interlocutrice.
Si cette journée s’inscrit dans la continuité de ce mois de mars, c’est aussi parce qu’elle questionne à plusieurs reprises la façon dont la recherche universitaire prend place dans ces histoires, dont elle s’importe dans ces lieux. Il me semble difficile de nier, qu’à ce moment-là, nous ne faisons pas parti de ces imports, quand bien même nous envisageons les choses, la recherche en sciences sociales, à un autre endroit. Par ailleurs, là encore, il est difficile de comprendre de quoi il s’agit vraiment. Ce que je crois comprendre, c’est que l’association participe à un Dispositif Local d’Accompagnement (DLA) et participe, en parallèle de cela, à une recherche qualifiée d’étude d’impact sociale. Ces deux dispositifs, selon notre interlocutrices, sont des injonctions qui viennent d’en haut. Néanmoins, et toujours selon elle, ces injonctions permettent d’ouvrir des espaces de disponibilité pour les acteur·rice·s du lieu, notamment pour penser le lieu, les actions en cours et celles à mener. Il est question d’une demi-journée par semaine par exemple. C’est aussi ce qu’évoque Benjamin, plus tard, pour les Éditions du commun à propos du DLA et de la manière dont il permet des temps de respiration.
Ces injonctions participent aussi au fait de se nommer, du fait de pouvoir communiquer, d’être lisible. Là, il faudrait pouvoir en savoir plus, mais il semble qu’il s’agisse de communication et de lisibilité, non pas auprès des habitant·e·s, mais plutôt auprès des institutions. Je pose la question de la nomination « tiers-lieu » que j’entends à une ou deux reprises dans les propos de notre interlocutrice. Elle le dit assez rapidement : « on » nous a nommés ainsi ». Il y a d’autres tiers-lieux sur le territoire, et cela permet d’entrer dans une case. Il en va de même avec le terme d’« incubation » qui, dans un certain milieu comme celui de l’ESS, renvoie à des choses, et dans d’autres milieux ne renvoie à rien. Difficile de mesurer les effets de ces jeux d’appellation, mais l’interlocutrice semble assez légère à ce propos. Finalement, il s’agit plus de stratégies pour parvenir à tenir, à mettre en œuvre ce qu’ils et elles ont l’intention de faire.
Le lieu s’est créé en 2016 et il a notamment participé à accueillir, le temps d’avoir des locaux , la librairie que nous visitons plus tard. Le lieu s’est ainsi transformé en librairie transitoire, le temps que celle-ci s’installe dans un bâtiment neuf, dans le Blosnes, dédié à des structures de l’Economie Sociale et Solidaire (Le Quadri).
Le samedi 2 avril à 7h35
Hier, j’interromps l’écriture de mon journal pour partir pour la seconde journée. Je n’ai pas le temps d’écrire, les journées sont très denses. Jeudi soir, nous terminons tard, d’abord dans un lieu qui porte temporairement le nom de « Bâtiment à modeler », une occupation d’abord d’un mois qui finalement se prolonge sur trois ans. Le bâtiment semble promis à la destruction, c’est une ancienne MJC, au coeur d’un quartier, dans laquelle se trouve une salle de concert qui semble très ancrée dans le paysage rennais. Les deux structures se sont déplacées dans un bâtiment, un peu plus haut dans le quartier, entre le quartier où nous nous trouvons (Cleunay), et un quartier qui sort de terre, construit sur une ancienne caserne militaire. Cela crée une confusion, la salle de concert s’est déplacée, mais des gens continuent à venir dans l’ancien site pour des concerts, par erreur. Nous le vivons le soir-même justement.
Nous sommes venu·e·s écouter, entre autres, Benjamin et Maxime qui font un travail autour de l’association Coop’Eskemm qui elle-même se définit comme une sorte de bureau d’étude. Je crois entendre aussi « coopérative d’étude et de recherche ». La coopérative a notamment réalisé une recherche sur la situation des migrants pendant la pandémie . Elle a réalisé ce travail avec une autre association occupant le lieu DIDA (d’ici et d’ailleurs) qui, si je comprends bien, s’occupe de favoriser la mise en relation de personne migrantes, réfugiées avec des rennais·es. Je fais le lien avec l’association SINGA à Lyon et qui vient à la friche le mercredi. Avant cette présentation, nous parlerons finalement beaucoup du lieu, de sa situation, de sa place dans la politique d’urbanisme transitoire rennaise.
Nous parlons donc de ce lieu, de la façon dont celui-ci s’inscrit dans le transitoire. Les acteur·rice·s semblent accepter la dimension temporaire avec, à l’esprit, l’idée que leur occupation pourrait permettre d’ajuster le projet urbain à terme. Le projet urbain pourrait se rapprocher de quelque chose de l’ordre des foncières solidaires ou community land trust. Manières de faire qui évitent les constructions sur un mode spéculatif en permettant des modes alternatifs d’accession au logement. Nous évoquons la question de la démolition. Cécile L. parle des normes qui vont rendre difficile, à terme, de démolir certains bâtiments, encore viable, donc des démolitions qui ne se justifient pas sur le plan économique et écologique (Norme RE 2020). Cécile évoque la manière dont les opérateurs privés jouissent du fait que ce sont souvent les collectivités qui prennent en charge les démolitions. Ces opérations aux coûts très élevés. Si les opérateurs privés devaient prendre en charge cette démolition « ils y repenseraient à deux fois ».
Pour compléter, mais aussi apporter un autre regard que le regard normatif, Louis évoque ces questions de démolitions sous l’angle des écologies, celles que l’on détruit en faisant disparaître ce type de lieu. Destruction du vivant, des écosystèmes, destruction du paysage. J’ai une lecture à deux étages, ce qui se passe avec ce bâtiment, n’est-ce pas ce qui se passe avec les réseaux dits « de gauche » selon les propos que l’on me rapporte du président de France Tiers-Lieux. En écoutant Louis, je repense à Jules qui parle de domestication, ces lieux qui choisissent de se nommer tiers-lieux, quand cela a du sens, composent un paysage, un paysage vivant, qui fait quartier aussi depuis les activités qui s’y sont logées, bien sûr les habitudes, les réflexes qu’il a générés dans le temps, mais aussi les impulsions qu’il a permis. On perçoit possiblement des mécanismes qui tuent le vivant depuis le transitoire, depuis une dynamique « apolitique » mais qui pourtant va jouer sur la capacité de ces associations à occuper des espaces, agir sur des situations d’urgences, vont être subventionnées sur des enjeux écologiques labellisés ou sociaux ciblés, spécialisés. Ce qui est intéressant, donc, ce sont les logiques de milieux, peut-être aussi face à celle de réseaux ou de consortium. Domestiquer le paysage, le bâti, normaliser ne se fait pas sans tenter de domestiquer les milieux (structurations régionales…). Bref, c’est un ressenti. Par ailleurs, ces logiques de domestication se font sous tension. À la friche Lamartine, nous savons que nous sommes instrumentalisés pour transformer l’urbain dans une direction plutôt qu’une autre. Avons-nous une réelle prise ? Avons-nous conscience que ce processus de domestication est à l’oeuvre donnant lieu à des micro-batailles qui se jouent au quotidien dans la chaire de nos collectifs ? Le processus qui vise à nous rendre apolitique est hautement politique et plus que d’instrumentaliser nos lieux, il instrumentalise notre capacité à faire.
Hier, samedi, nous terminons la journée à l’Hotel Pasteur, une référence, à Rennes, et en France, dans le milieu des occupations conventionnées, mais aussi dans le champ universitaire et architectural. On me dit que c’est un tiers-lieu, mais je ne suis pas sûr que le lieu se présente de lui-même comme cela. Il semble plutôt qu’il abrite un « tiers-lieu éducatif », L’édu-lab. Ce sont ces fameuses sous catégories de tiers-lieux qui participent de cette « mise en filière » impulsée par le haut. L’édu-lab est une sorte de fab-lab ouvert à tous, mais avec une visée pédagogique orientée particulièrement vers le jeune public.
À l’Hotel Pasteur, nous présentons la revue Agencements, son dernier numéro. Ce faisant, nous nous déplaçons aussi dans un réseau préexistant et à la lisère de différents réseaux. Ici, je ne peux qu’entrevoir. Nicolas K, qui est mon interlocuteur pour l’organisation de la soirée, est aussi présent le matin au Blosnes. Je crois comprendre qu’avant d’avoir un poste à l’Hotel Pasteur ce dernier a réalisé une thèse sur une dalle dans le quartier. Ce faisant, nous le retrouvons le matin même dans « la maison des squares », centre social qui n’en est pas un, faute d’agrément (ils ont l’agrément EVS). Les intervenants de la veille (Coop’Eskemm) nous proposent un dispositif qui nous conduit à nous mettre dans une posture d’enquête quand d’autres, praticien·ne·s en recherche-action se retrouvent enquêté·e·s. Le dispositif nous permet d’entrer dans trois cas, autour de trois enjeux, dans les recherches en question : rapport politique, rapport à la connaissance, rapport à la méthode. Nous devons, en tant qu’« enquêteur », définir trois questions en 15-20 minutes. Les enquêté·es présentent ensuite en 10 minutes leurs recherches. Ils rejoignent ensuite et sur un mode tournant les groupes qui portent chacun un des trois enjeux. Au tour ensuite des groupes enquêteurs de livrer les résultats de cette micro-enquête. Cette restitution permet d’engager la discussion. Ce moment, plus ceux de la veille, me semblent permettre de venir en discussion justement depuis des dynamiques en quartiers populaires, notamment depuis les interventions de Joachim et Louis.
L’intervention de Joachim met immédiatement le doigt sur un questionnement autour de la place de l’ESS dans la transformation des quartiers. Depuis sa recherche « Une histoire populaire du Blosne » réalisée avec l’Université Populaire Pierre Bourdieu au Blosne, celui-ci travaille à écrire « une » histoire du quartier pour, comme il le dit, l’écrire avant que ce soit le « Quadri » qui le fasse. Le Quadri est un bâtiment neuf qui héberge uniquement des structures de l’ESS, comme la librairie que l’on visite la veille, ou encore un magasin de l’enseigne « Biocoop ». Lui-même nous dit être habitant du quartier depuis 15 ans. Ce faisant il marque peut-être la différence avec ce qu’il évoque comme un mouvement d’embourgeoisement au coeur du Blosne et de sa transformation.
L’université populaire réalise une socio-histoire du quartier. J’interprète. On sait comment les acteurs de l’ESS souvent proches, voire issus, du milieu universitaire sont capables d’écrire l’histoire à la place des autres. Il y a donc une tension, ce dernier parle d’embourgeoisement et fait directement le lien avec ces structures. Je le perçois avec l’action Un Futur Retrouvé, la tentation est toujours grande de se constituer, un peu trop vite, en allier et, donc, de s’autoriser à écrire l’histoire à la place des autres, sous prétexte qu’on se pense allier et capable de le faire. À quel type de dépossession participons-nous en agissant ainsi ? Avec Un Futur Retrouvé nous avons tout de suite marqué cette vigilance. Ce n’est peut-être pas le cas au Blosne non plus, mais ce sont tout de même des phénomènes récurrents et des pièges dans lesquels on peut vite tomber, moi y compris. On se croit allier, on cherche à porter la parole, et en fait on participe à la dépossession d’un quartier, d’une histoire, à son effacement. C’est aussi ce que j’interprète quand j’entends Louis Staritzky dire qu’il n’écrit jamais sûr, mais avec. S’employer à outiller, à rechercher les formes qui permettent d’ouvrir des disponibilités pour que ce soit les premiers concernées par ces changements et non pas les premiers bénéficiaires qui racontent, qui s’opposent. Les premiers bénéficiaires qui ne sont souvent pas les habitant·e·s, mais les structures qui profitent de ces transitions pour y développer des projets qui même social et solidaire sont aussi économique alors que le travail social dans un même lui se réduit, comme cela nous est énoncé.
Cela touche à des questions d’ordres épistémologiques sur lesquels Joachim vient aussi. Il explique qu’ils assument, au sein de leurs pratiques de recherches, d’être totalement affectés par leur travaux, d’être à la fois enquêteurs et enquêtés. Il évoque aussi l’idée d’être avec et contre l’université.
Reprise de l’écriture à 17h25 (samedi 2 avril)
Je suis dans un petit groupe qui a la charge de questionner la méthode des trois enquêté·e·s. Ce qui émerge du récit depuis la méthode que nous livre Joachim, lorsqu’il se présente à notre groupe, c’est l’usage de différentes modalités d’action. La production de parcours socio-biographiques via des entretiens individuels ; des entretiens collectifs ;des espaces d’autoformation ; un dispositif de porteur de parole ; des évènements publics dans la rue. Il y a un enjeu de produire des dispositifs qui « rassurent », mais aussi de multiplier les formes notamment en multipliant les mediums (media). Louis, de son côté, évoque plutôt de différentes écritures, que cela passe par du texte, du dessin, de la photo…
Le dispositif auquel nous nous prêtons, nous place en position d’enquêteur, il faut écrire des questions à poser à nos interlocuteur·rice·s. Ayant évacué ce type de manière de faire de mes pratiques, je m’amuse du mal aise que j’ai à me retrouver dans cette situation. Pour moi, venir questionner des acteurs sur leurs méthodes est un peu absurde. J’ai l’impression que dans la recherche-action, la méthode, c’est justement l’action. Du coup la méthode se confond avec ce qui émerge de l’action. Quel sens cela a de venir ajouter un mot ? Doit-on nécessairement traduire à nouveau compte et dans quel but ? Par ailleurs, il y’a toujours ce biais d’essayer d’aller chercher des réponses que l’on veut, surtout quand on est en complicité. Finalement et comme bien souvent, c’est lorsque la discussion s’installe que les choses intéressantes émergent. Pourtant, malgré ma réticence, j’apprécie le dispositif qui permet de venir échanger rapidement sur des cas. S’il me donne à voir ce que je n’aime pas de l’entretien ou de la pratique d’enquête, il donne également à voir la manière dont on peut s’en saisir, les détourner pour générer des échanges.
Je note, en discutant avec mon groupe, une sorte de mouvement qui partirait d’une position épistémologique pour aller vers des situations de « trans-formation »(terme qu’utilise Nicolas K), de réflexivité réciproque et de réciprocité (Joachim) produisant une diversité de manière de faire et d’écrire la recherche. La posture épistémologique pourrait être quelque chose de l’ordre de l’égalité des intelligences, qui donnerait à penser la méthode comme coopération, ou depuis la coopération. Dans le cas de Louis, j’envisage ainsi le fanzine comme faisant méthode, Louis dit plutôt que le fanzine fait recherche. Il est aussi le fruit d’une coopération. Depuis cette coopération émergent plusieurs modes d’écritures. Il se joue aussi quelque chose de l’ordre de l’ «entre-tien », au sens où, les intelligences, toutes singulières, mais égales, se tiennent les unes aux autres, et participent de la recherche comme possible mouvement de transformation sociale.
L’après-midi nous donne justement à nous retrouver autour de la pratique de fanzine. Nous sommes dans un autre bâtiment de la maison des squares, à quelques dizaines de metres, ou centaines, des locaux du matin. La structure produit un effet d’archipel que je trouve amusant et intéressant. On retrouve l’esthétique avec les encadrements jaunes des fenêtres sur les différents locaux. L’intérieur du lieu est un peu plus grand que celui du matin, mais on retrouve un espace cuisine, des tables, des chaises et d’autres éléments. On retrouve également une guirlande de tissu identique à celle du matin. Comme les autres locaux, nous sommes en pied d’immeuble, dans des locaux que je crois comprendre être issus du 1 % logement. On se sent dans l’ambiance d’une salle associative. C’est ici, si je comprends bien, que se retrouve le collectif d’habitant·e·s qui fabrique le fanzine « aux tours du banat ». Je ne connais pas le fanzine et j’ai finalement peu d’information sur la manière dont il a émergé. L’initiative a été accompagnée par Benjamin pour le lancement du premier et bénéficie aussi du soutien des Éditions du commun, notamment sur l’aspect graphisme, maquettage. On voit ici comment les éditions constitue un équipement dans le quartier.
Le fanzine est réalisé par les habitant·e·s et raconte les pérégrinations de ces habitant·e·s au Blosnes ou ailleurs. Dans la salle, plusieurs membres de ce collectif nous présentent le travail et la manière dont celui-ci est produit, comment les textes sont écrits, avec quelle méthode pour avancer collectivement. Là encore, il est question de coopération, et la coopération fait méthode, sans ériger une méthode. Certaines personnes du collectif disent ne pas être à l’aise avec le français ou en tout cas sa lecture, pourtant il semble que des moyens soient trouvés pour contourner ou faire face à ces difficultés. Ce sont d’ailleurs ces difficultés qui semblent être d’authentiques opérateurs de coopération et de construction d’un faire, d’une « montée en fiabilité» et peut-être en latéralité pour le dire avec Pascal.
Nous enchaînons avec la présentation d’un dispositif de micro-édition porté par Marie Audran. Cette dernière me dit le soir ne pas être habituée à présenter son travail devant un public aussi hétérogène. Il est vrai que ce moment dans la salle, autour du collectif d’habitant·e·s, est le moment le plus « mixte » d’une certaine manière. L’ambiance est très conviviale est rieuse et en tant qu’extérieur nous sommes chaleureusement accueilli·e·s, écouté·e·s et nous partageons en peu de temps de réelles expériences.
Cela est permis aussi par l’approche de Marie qui importe ici, au Blosne, une pratique argentine de micro-édition de livres et de fanzine. Ils se fabriquent depuis des chutes de tissus, des cartons récupérés par les « cartoneros ». Les cartoneros récupèrent des cartons pour les usines de recyclage. Cela donne lieu à la confection de très beaux objets, mais qui ont vocation, en Argentine, de permettre la confection de livres avec peu de moyens, à très faible coût et, ainsi, de les vendre à peu de frais. En Argentine, le prix du livre n’est pas régulé comme en France. Le livre est donc difficile d’accès pour les classes populaires. Marie nous présente des créations qui sont aussi des publications d’écrivain·e qui auto-produisent leurs livres. Elle présente aussi certaines de ses publications. Elle nous invite ensuite à réaliser les nôtres, un livre qui justement pose en préambule la question du « pourquoi il faut des livres en carton ?».
Dimanche 03 avril à 12h38
Hier, j’interromps l’écriture de mon journal pour partir à un concert dans une commune de la métropole rennaise. C’est un concert, une musique jouée par un guitariste, Yan Pechin sur des textes d’Alain Damasio interprété par Damasio. J’aime beaucoup ses livres, au moins les deux premiers que j’ai lus, j’ai mis le troisième pour plus tard. Ce n’est pas ma priorité et l’effet d’engouement me freine toujours un peu. Par ailleurs, la posture de l’auteur me questionne, de même que je me questionne sur ma posture régulièrement. Avec les amis, je suis confronté à un problème récurrent : la difficulté de produire une critique lorsqu’on assiste à une sorte de messe où le public, d’apparence très homogène, est acquis à la cause proférée. C’est pourtant normal, on va rarement voir un concert d’un artiste qu’on ne veut pas voir. Par ailleurs, ce qui est énoncé ici est difficilement attaquable. Sur le fond, je n’ai rien à redire, au contraire, c’est inspirant. Je commence à réaliser que le problème vient beaucoup pour moi de la scène, et des formes « finies » ou encore du rapport au nombre.
Même s’il semble que Damasio soit impliqué dans de nombreuses luttes et que ses écrits soient des manières de les faire exister et d’y contribuer depuis la littérature, j’adresse le même questionnement que celui que je nous adresse à Antoine et moi, est-ce que ces formes font sens vis-à-vis de ce qu’elles critiquent ? Cela passe par la scène, la fierté qui se dégage d’une sorte de travail accompli, une validation quantitative du processus (la salle est pleine), par le prix de la place bien sûr (27 euros) quand la personne nous dit être d’extrême gauche, ou encore qualitative lorsque l’écrivain valide son guitariste depuis ses coopérations (Bashung, Higelin, Miossec, Brigitte Fontaine), « pas du petit bois » comme il le dit pendant le spectacle. Cela passe aussi par la nature du public très homogène si on parle d’extraction sociale, de genre, de couleur de peau…
Ce n’est pas le fait d’être d’extrême gauche qui est un souci, au contraire, mais pourquoi le dire ? Pourquoi le dire ainsi ? Pourquoi dire cela au coeur d’un moment poétique dont les logiques qui le sous-tendent sont tout sauf le produit d’une pensée d’extrême gauche ? Ou alors, c’est une pensée mise sous cloche, muséifiée, pour le dire avec P.Artières, qui ne s’actualiserait pas en acte, mais qui se donnerait à voir, figée sur et par cette scène. Les logiques me semblent même à l’inverse de celle qu’il investit dans ses livres. C’est ce qui me manque hier peut-être, les contradictions ne sont pas assumées et pas mises au travail et je suis toujours plus sévère avec nous, les blancs diplômés lorsque cela n’opère pas, et pire encore, quand on en fait possiblement un fonds de commerce. C’est peut-être une exigence sociologique, de même que chaque champ développe son niveau d’exigence. Je sais que cette exigence est pesante, parfois, pour ne pas dire souvent, pour celles et ceux m’entourent. Il est beaucoup plus facile d’apprécier l’exigence d’un·e ami·e cuisinière quand elle partage sa pratique.
Ce que l’on entend hier est très beau, que ce soit musicalement ou bien les textes, dont l’interprétation à certains moments est très communicative. Mais pour reprendre Rancière (ou Dewey je ne sais plus), parfois, son texte, d’apparence poétique, ne produit pas d’absence de texte, de vide à saisir et, donc, de poésie au sens peut-être politique de ce que peut recouvrir une création, ou l’art.
Nous parlons avec lui à la fin. Je n’ose pas lui partager cette critique qui résonne en moi. Je crois qu’elle est en fait une marque d’affection et d’intérêt pour son travail. L’interroger là-dessus m’aiderait aussi à me mettre au travail personnellement, depuis mes propres contradictions. Je préfère finalement échanger avec lui, assez classiquement et benoîtement sur la manière dont ses travaux m’inspirent aussi pour l’écriture de ma thèse ou pour l’opéra.
La soirée continuera autour de ces discussions, les amis m’invitant à lui écrire à correspondre. L’idée est bonne, mais je ne crois pas que je le ferai. Manque de temps et je ne sais pas si cela donnerait quelque chose de pertinent. Nous dérivons, je ne sais comment sur la revue Agencements. Et il y a quelque chose du fil rouge, notamment sur la question de l’écriture, de médiatisation de nos travaux et possiblement de l’intention, y compris politique, derrière la revue Agencements. En quoi la revue vient au travail sur les enjeux cités peut-être plus haut. Vendredi, nous sommes à l’Hotel Pasteur. Nous sommes une vingtaine dans la salle, peut-être un peu plus. Le moment n’est pas comparable, mais le public, de même que les personnes que je croise dans le lieu en en faisant le tour, me laissent entrevoir une similarité sur l’extraction sociale des personnes qui fréquentent le lieu, plus particulièrement pour une sortie de revue. Je ne peux aller au-delà en termes d’observation, c’est donc limité.
Le débat porte sur le fait qu’il y a une incompréhension, pour elle et pour lui, sur la question des quartiers populaires. Selon elleux, notre présentation met en avant que nous portons la parole de Quartiers Populaires. Pour moi, il y a confusion, notre dispositif n’a pas mis en avant le fait que la revue porte la parole des quartiers populaires. Nous ne sommes pas, et la revue n’est pas, quelque chose qui porte la parole. Là ou possiblement la revue acte quelque chose, une critique, c’est dans sa capacité à faire venir des écritures de différents horizons, y compris des quartiers populaires, que ce soit des personnes qui y habitent ou des personnes qui y vivent une expérience. Je comprends néanmoins qu’il y ait eu une confusion, de même qu’Aleks l’avait envisagé. Parler de quartiers populaires à l’Hotel Pasteur peut générer une sorte de décalage, c’est vrai. Aujourd’hui, je me dis que si nous décidons de garder cette entrée pour la présentation de la revue à Lyon, il faudra peut-être insister sur ce point-là, dès le début. Une manière aussi d’exprimer ce qu’est la revue depuis ce qu’elle n’est pas. La discussion me permet de distinguer la revue Agencements d’une revue journalistique. La première entrant plus pour moi dans ce que j’appellerais medium (un support qui communique) quand la seconde serait média avec une intention, celle de diffuser un type d’information, à la fois de façon ciblée, à la fois au plus grand nombre. Agencements serait peut-être plus proche de la table devenant medium quand on taille au ciseau, dessine ou écrit un message dessus.
Hier matin, alors que nous discutons justement d’un ouvrage qui déploie des histoires depuis des expériences et plus particulièrement des objets, Benjamin nous raconte qu’il est à l’origine d’un autre projet. Cela ajoute à la longue liste des implications qu’il nous donne à voir et entrevoir ces derniers jours. Cela s’ajoute aux éditions, à la librairie, au collectif autour du Fanzine, au Petit Blosneur où il est impliqué. L’action en question, nous l’apercevons au Petit Blosneur, c’est l’espace avec les livres. Il s’agit d’un kiosque autonome de livres d’occasion. Cela m’inspire deux choses qui me travaillent durant ces trois jours. La notion d’intermédiation, d’une part, et quelques inspirations pour ma pratique à la friche, d’autre part.
La notion d’intermédiation fait surface avec Régis, la manière dont il l’aborde dans son travail de recherche plus avec l’idée de l’intermédiateur. De mon côté, quand j’aborde cette dernière, cela s’inscrit plus dans une approche par les situations ou les lieux qui font intermédiation. Benjamin, de par ses multiples casquettes, et depuis ses implications multiples, me semble justement être entre plusieurs. « Être entre plusieurs, plutôt qu’entre-deux », c’est justement la définition très synthétique que donne Régis de l’intermédiation le vendredi soir au Bâtiment à modeler. Ce kiosque autonome s’ajoute, mais ce n’est pas qu’une simple addition d’action. Benjamin est président de la libraire, initialement pour trois ans, mais nous dit qu’il a d’ores et déjà annoncé qu’il partirait au terme de la deuxième année. De même que la fonction de présidence est symbolique parce qu’il faut qu’il y ait un·e président·e, l’idée est que la gestion soit collégiale (je ne suis plus sûr de ces éléments-là). L’action du kiosque est donc venue mettre une tension. Pourquoi le président, un acteur phare de la librairie, librairie qui s’est par ailleurs implantée pendant un temps au petit Blosneur, monte un kiosque de livre d’occasion autonome ? Kiosque ou l’on achète des livres moins cher, dans un dispositif probablement moins intimident que la librairie en question. Cette tension vient jouer quelque chose, elle montre la nature critique du dispositif. Il y a celle et ceux qui ne comprenne pas, celles et ceux qui comprennent, mais sous un angle économique : on ne peut pas empêcher la concurrence d’exister et ici c’est un moyen de contrôler en somme la concurrence. Il y a celles et ceux qui soutiennent, en premier lieu des personnes au petit Blosneur, puisque le kiosque y est installé. Je vois donc à la fois comment une personne génère des situations d’intermédiations, de même qu’on voit que le petit Blosneur, par sa dimension d’accueil, se positionne entre plusieurs, que ce soit personnes, activités ou des enjeux (économique, politique, domestique, juridique sociaux, culturels) à moindre échelle, c’est le cas de ce kiosque aussi.
Le kiosque me renvoie aussi à ce que j’essaye de monter à la friche, petit à petit. Il y a la cabane, mes envies de micro-éditions depuis le labo-photo, les histoires que je souhaite écrire depuis l’action Notoktone. La cabane abritait déjà des fanzines avec la petite boîte, mais il y avait aussi l’idée qu’elle puisse être un espace de lecture en espace public justement. Pourquoi pas un kiosque et un lieu ou on peut les lire et discuter ces publications autonomes ? Il y a mon envie de transformer la cour de Tissot en espace public de temps à autre et d’inviter les personnes à entrer, depuis cette idée de faire espace public. Ce que nous présente et nous donne à faire Marie ouvre des possibles pour fabriquer des micro-éditons qui raconterait la rue et en y adjoignant les photos que fabrique Amael. Bref tout cela est très stimulant.
Une information me revient également ce week-end. L’élue à la culture aurait signifiait à Pernette que la Robinetterie allait devenir pérenne. Je n’ai pas plus d’information, mais cela voudrait dire que nous deviendrions un lieu qui n’aurait pas vocation à s’en aller. Une première dans l’histoire de l’association. J’y vois le meilleur et le pire, et ce qui se passera sera probablement bien différent de que je projette maintenant. Pour ma part, je suis dans le bateau Tissot, qui est lui promis à destruction. Cette situation me fait sourire, puisque je perçois ici « l’ironie du sort », et de mon sort, en lien avec ma thèse, dont l’objet continue à être une forme de déplacement. Je crois que cette perspective m’excite plus. Pourtant, dans nos manières de négocier le relogement, il faudra faire en sorte que la possible pérennisation de la Robinetterie ne soit pas un cadeau qui empoisonne le relogement de Tissot. Nous verrons. Cette annonce va par ailleurs à l’opposer de ce que nous disait le technicien il y a quelques mois, quand il insistait sur le fait qu’il ne fallait pas parler d’implantation pérenne pour la Robinetterie.
Comme souvent dans ces résidences « Faire commun, faire recherche en Quartiers populaires », l’écriture du journal trouve son propre rythme et se défait de la régularité qui s’est instituée, même si cela reste une institution fragile, particulièrement ces dernières semaines. J’oublie, ou je ne prends pas le temps de revenir sur certains temps ou sur certaines discussions. Celle que nous avons avec Louis à peine sortie du train. Des élections présidentielles nous en venons à parler de notre rapport aux différents échelons d’action, mais aussi de prises de décisions (commune, état, UE). Je crois que nous nous mettons d’accord sur l’importance du local et du transe-local. Je sais que mes espaces de recherche et d’action ont joué un rôle sur la façon dont j’appréhende aujourd’hui ces sujets-là. L’éloignement de forme d’action « médiarchique » me rapproche d’actions et modes d’actions localisées, d’expérimentations politiques et démocratiques. La situation actuelle pourrait laisser entrevoir un effet de pivot entre nos actions situées et la manière dont elles peuvent avoir prise à un ou deux échelons plus haut. Louis évoque la manière dont il sent que les luttes auxquelles il a participé ces dernières années ont intégré l’agenda politique et celui du débat présidentiel (écologies, féminismes, violences policières). Cette discussion me fait penser notamment au mouvement des Lieux Intermédiaires, au travail d’Artfactories et la manière dont, dans l’hypothèse peu probable qu’un programme de gauche venait à l’emporter, ce travail pourrait, au milieu de ces différentes luttes, devenir significatif dans cet effet pivot.
Je n’évoque pas la problématique soulevée par Patricia Loncle, Louis, Joachim sur la difficulté aujourd’hui pour les chercheur·e·s en sciences sociales de faire de la recherche du fait du fonctionnement institutionnel. Donc de la nécessité de penser la recherche différemment depuis des collectifs hybrides, depuis des praticien·ne·s-chercheur·e·s comme à En rue, où les exilés-chercheur de la recherche de Coop’eskemm qui nous est présentée vendredi soir. Peut-être comme les amis de la compagnie Augustine Turpaux et le collectif que nous avons esquissé avec Un Futur Retrouvé.
Je ne parle pas non plus du travail de Benjamin sur les récits. La manière dont il en parle et investit son travail précédent, à nouveau compte, au sein de la recherche de Coop’Eskemm. Je pense à cette question de la dialectique du récit entre individuel et collectif, dialectique que j’éprouve de manière récurrente à la friche et plus encore avec le dernier texte écrit « le journal et son partage ». Il évoque aussi l’entretien et le rapport entretien/récit. Penser les entretiens comme des récits et la question de l’adresse de ce récit. Il l’envisage comme un récit auto-adressé. Cela fait fortement écho à la manière dont je me suis senti lorsque ces derniers mois on m’a sollicité pour des entretiens. Je ne suis jamais vraiment à l’aise, car j’ai l’impression de me raconter quelque chose, de construire une pensée sur des choses et de livrer cela, parfois, à des inconnus ou presque. Cela me confirme dans l’idée d’évacuer l’entretien où de le considérer d’abord depuis ce qu’il produit chez l’autre. Selon moi, l’entretien, sauf s’il est donné en pleine conscience de ce qui se joue (ce qui rarement le cas), s’apparentera toujours à une extraction, pour ne pas dire extorsion, et cela même avant qu’ils aient été « manipulé » (au sens de prendre en main). C’est probablement exagéré, mais il y a de ça.
J’oublie aussi de parler de l’écriture en quartiers populaires, pourtant mon fil rouge de cette résidence. Ce n’était qu’un prétexte à faire et à écrire. C’est chose faite.
Vendredi 8 avril 2022
Art comme expérience – Dewey – Journal – Friche – Art
Depuis l’épisode rennais, je n’écris pas de journal, mais je le travaille. Je relis le journal tenu pendant les trois jours au Blosne, de même que je termine de relir le mois de Mars que je publie dans sa quasi-totalité (il manque le 31 encore, accroché aux jours d’avril). Ce travail de mise en ligne me donne une nouvelle fois à partager le journal notamment aux amis du collège actuel, mais en y ajoutant des personnes avec qui je suis en affinité du collège de l’an passé. Je partage sans demander avis pour publication, mais en signalant que je publie le jour même, en anonymisant les personnes. Ce partage me pose question. Et si cela dérange ? Et si cela est soudainement pris pour une forme de documentation à charge pour la friche, et si cela entraînait de la méfiance à mon égard ? J’aimerai pourtant que cela génère exactement l’inverse, pourtant ce n’est pas évident, c’est même paradoxale, attendre de la confiance quand on explique qu’on documente et qu’on publie. Ici, c’est la question de l’alliance, toujours. Mon travail ne s’inscrit pas dans une tentative de nuire à la friche, mais au contraire, et comme pour beaucoup à la friche, nos pratiques sont des soutiens, des supports, des points d’appui.
J’ai des retours, ce qui me fait plaisir, des questionnements, des besoins de précision et simplement le retour que certain·e·s lisent. Cela me touche personnellement, rien ne les y oblige, chaque retour de lecture que j’ai me met systématiquement en joie, me permet de respirer un peu. Pour partager mon journal, je lis aussi les journaux où je parle de partage, celui où je raconte le partage avec Jules et Fred par exemple, et les échanges suivent. Cela me donne un peu plus à penser ce moment de ma recherche où je me sens moins pris dans les actions qui l’ont rythmé jusqu’à il y a quelques mois, mais ou quelque chose d’autre se trame.
Le fait que la lecture de Dewey me renvoie à ma pratique de journal donne d’ailleurs une texture particulier à ce moment. Alors que je pense de plus en plus mon travail de recherche depuis la tenue de ce journal – comment fait-il sociologie ? Comment vient-il aux situations ? Qu’est-ce qu’il raconte des politiques publiques, des micro-politiques ? – la lecture de « L’art comme expérience » me donne à la fois à penser ma pratique de journal, à la fois à la penser un peu plus ma pratique de friche. Le livre me parle de mon journal, de l’art, des pratiques artistiques. Il me parle aussi de la ville. Il parle d’expérience.
Ainsi, une citation me donne à envisager la manière dont le journal travaille les émotions en situation. Comme il travaille peut-être ce que Dewey appelle le « matériau de l’expérience ». Je pense aux situations où l’on est affecté justement. Quand dans le journal, j’ai pu prendre le temps de dérouler ces sentiments, ces émotions. Je mesure comment, dans l’écriture du journal, opère un le processus de médiation. Ce faisant, le journal devient l’endroit qui parfois permet de dépasser l’émotion, de la retraduire, de la remobiliser dans/part le texte ce qui parfois se traduit par une autre émotion. Est-ce de l’art pour autant ? Cette question ne m’intéresse pas pour l’instant ou alors très à la marge. C’est plutôt la question de l’adresse qui m’intéresse. Qu’est-ce que l’adresse cherche à susciter ? Cette seconde question en pose bien d’autres. Le journal m’est adressé, mais je partage cette auto-adresse. Je la partage avec le sentiment que de partager son propre récit peut-être intéressant malgré des propos parfois, pour ne pas dire souvent routinier. Ce qui est intéressant possiblement c’est l’adresse d’un processus réflexif (une auto-adresse). Donc un dialogue interne qui s’adresserait, sur le mode de la discussion, aux dialogues que tout un chacun·e réalise avec elle ou lui-même. « Voilà ce que cette situation m’a fait et toi qu’est-ce que cette situation t’a fait ». En cela, je retrouve dans « le journal et son partage » l’idée de réflexivité réciproque q’énonce Joachim au Blosnes. Je pourrais ainsi envisager comment ma pratique de journal, dans l’intention, s’éloignerait de méthodes universitaires pour se rapprocher de dispositifs d’éducations populaires. Pour autant, par ce qu’il n’est pas penser comme tel au départ, le journal participe d’une recherche, mais ne peut pas prétendre au dispositif d’éducation populaire. C’est tout cela qui réside dans la question de son partage, peut-être plus que de sa publication. Deux citations me conduisent à cette réflexion, me semble t’il :
P129
« Le caractère unique et original des évènements et des situations vécus imprègne l’émotion qui est évoquée. Si c’était la fonction du discours de reproduire ce à quoi il fait référence, nous ne pourrions jamais parler de peur, mais seulement de peur-de-cette-automobile-qui-approche, avec tous les détails précisant le moment et le lieu, ou bien de peur-dans-des-circonstances-précises-de-tirer-une-conclusion-érronée-à-partir-précisement-de-telles-données. Une vie humaine serait trop courte pour rendre avec des mots une seule émotion. En réalité, toutefois, le poète et le romancier possèdent un avantage immense, même par rapport à un psychologue expert, lorsqu’il s’agit de traiter d’une émotion. En effet, ceux-ci bâtissent une situation concrète et lui permettent de susciter une réaction émotionnelle. Au lieu d’une description d’une émotion en termes intellectuels et symboliques, l’artiste « est auteur de l’action qui engendre » l’émotion. »
P153
« Le jus de raison exprimé par le pressoir est ce qu’il est à cause d’un acte préalable, et il est quelque chose de nouveau et différent. Il ne représente pas simplement d’autres choses.Toutefois, il partage quelque chose avec d’autres objets et il est fait à l’intention d’autres personnes que celle qui l’a produit. Un poème, un tableau représentent un matériau qui est passé par l’alambic de l’expérience personnelle. Ils n’ont aucun antécédent dans l’existence ou dans l’être universel. Néanmoins, ils ont leur source dans le monde public, de sorte qu’il partage des qualités communes avec le matériau d’autres expériences et que le produit obtenu éveille chez d’autres une perception nouvelle de la signification du monde commun. L’opposition de l’individuel et de l’universel, du subjectif et de l’objectif, de l’ordre et de la liberté, dont les philosophes se sont déléctés, n’a aucune place dans l’oeuvre d’art. L’expression comme acte personnel et l’expression comme résultat objectif sont organiquement articulées l’une à l’autre. »
Cette citation me renvoie, au-delà de ce que j’ai déjà énoncé, à la manière dont les expériences résonnent entre elles surtout comment elle partage un commun. À la friche par exemple. Un des retours que j’ai est que celui-ci permet de voir les situations vécues sous un autre angle, différemment et qu’il est agréable d’accéder à une autre perception du moment vécu. Ce qui m’intéresse aussi dans ces citations, et qui me parle, c’est l’évocation, pour l’une des première fois dans le livre de la notion de public, en dehors de l’idée de public d’une œuvre, au travers de la notion de « monde public » et de l’idée de « source » qui font que les matériaux que nous mobilisons ont des « qualités communes ».
Outre ma pratique, la manière dont elle est l’expression d’un lieu, de dynamiques à la fois personnelle, collectives localisées, le livre me parle nécessairement du rapport à l’art, de mon rapport à l’art. Là encore, je me pose la question de mon rapport à l’énoncé de l’auteur. Je ne suis pas à l’aise. Il y a des formulations parfois trop complexes et je suis perplexe. Est-ce que je ne comprends pas où est-ce la forme de la phrase qui me fait douté de ma capacité ou non à comprendre le propos. Par ailleurs, remettre en situation le texte, le penser comme énoncé, c’est aussi se demander si ce qu’il énonce ce n’est pas ce dont nous avons fait l’expérience ces dernières décennies, particulièrement dans les endroits ou les formes artistiques se sont réinventées. La friche, depuis sa trajectoire, fait partie de ces lieux. En cela la thèse de l’auteur est intéressante, car elle montre comment, au début de siècle dernier, dans le champ des sciences sociales, un discours visant à désacraliser l’art, à penser à côté des beaux arts qui ont mis à distance nature et culture.
Par ailleurs, et comme je le pressentais au début de livre, son rapproche donne aussi à lire l’art depuis l’expérience du travail, particulièrement dans un lieu comme la friche. Si l’auteur me paraît défendre sa thèse d’un continuum entre des phénomènes naturels et des phénomènes culturels, il n’en demeure pas moins que celui-ci insiste sur la place de l’art dans nos sociétés et cela d’abord depuis des considérations qui me semblent artistiques. Cela contraste avec mon approche qui, jusqu’à maintenant, reste à l’écart de considérations sur l’art, même si j’y viens, parfois, par l’expérience, avec la compagnie Augustine Turpaux par exemple. Cela me donne à penser deux choses. D’une part, ce qui se joue dans nos lieux, depuis nos pratiques dans la société, ou dans la ville, pour prendre une échelle qui m’évoque peut-être plus. D’autre part, ce que cela me donne à penser de ma pratique, notamment quand celle-ci se rapproche le plus de formes artistiques, au sens de travail artistique, et d’élaboration de formes esthétiques (je pense à Jean-Spagh, au film avec Laurent où encore aux improvisations dans l’espace public avec la cie Turpeaux).
À propos du rôle de nos pratiques dans la société, l’auteur tient un propos sur le sens. Je pense justement à la question de la « production » ou création de nouveaux ou d’autres systèmes de sens dans nos lieux et dans la ville plus généralement.
Il fait la différence entre le mot, le symbole et l’art.
« Les mots sont des symboles qui représentent les objets et les actions en ce qu’ils prennent leur place ; sous ce rapport, ils possèdent un sens . Un signal à un sens lorsqu’il indique une distance qui nous sépare de tel ou tel lieu au moyen d’une flèche pointée dans la direction. Mais dans ces deux cas, le sens possède une référence purement externe ; il prend la place d’une chose en dirigeant le regard vers celle-ci. Le sens n’appartient ni au mot ni au signal de manière intrinsèque. Il possède un sens comme une formule algébrique ou un code en possède un. Or, il y a d’autres sens qui se présentent eux-même directement comme la possession d’objets dont on fait l’expérience. Dans ce cas, nul besoin de code ni de convention d’interprétation. Le sens appartient à l’expérience de manière aussi immédiate que celle d’un jardin de fleurs. Le refus d’accorder un sens à une œuvre d’art a donc deux significations radicalement différentes. Il peut vouloir dire qu’une œuvre d’art ne possède pas vraiment le genre de sens qui appartient aux signes et aux symboles en mathématiques – assertion parfaitement juste au demeurant. Ou il peut vouloir dire qu’une œuvre est dépourvue de sens de la même manière qu’un non-sens en est dépourvu. L’oeuvre d’art ne possède certainement pas le sens que possèdent les drapeaux lorsqu’ils sont utilisés pour signaler un autre navire. Mais elle possède celui qui est attribué aux drapeaux lorsqu’ils servent à décorer le pont d’un navire à l’occasion d’une fête. » p.154
J’ai plusieurs lectures de ce passage. Ce qu’il énonce et la manière dont il le formule. La dernière phrase fait partie des exemples que donne l’auteur, et qui viennent, tout au long de son livre, éclairer des propos parfois difficiles, voire pénibles, à cerner. Il pose ici, avec cette question de sens une différence assez radicale entre l’expression intellectuelle, factuelle et l’expression artistique. C’est, à ce stade de ma lecture, ce qui laisse entrevoir un rapport particulier à la communauté. L’auteur énonce quelque chose de ce type : si l’art existe ou l’expression esthétique existe, c’est qu’elle permet d’exprimer ce que d’autres modes d’expressions ne peuvent pas exprimer.
« Les œuvres d’art qui ne sont pas éloignées de la vie ordinaire et sont largement appréciées par une communauté sont les signes d’une vie collective soudée. Mais elles contribuent aussi merveilleusement à cette unification. Le remodelage du matériau de l’expérience lors de l’acte d’expression n’est pas un phénomène isolé limité à l’artiste et à d’éventuelles personnes qui se trouvent apprécier l’oeuvre. Dans la mesure où l’art exerce sa fonction, il contribue également à refaçonner l’expérience de la communauté dans le sens d’un ordre et d’une unité plus grands. » p.151
Cette citation me questionne sur la façon de me situer par rapport à l’énoncer justement. Qu’en est-il de se rapport entre le remodelage des matériaux de l’expérience et la communauté. L’échelle que revêt possiblement communauté chez l’auteur est floue pour moi. Je n’arrive pas à la situer. Spontanément, je verrai alors une sorte de transfert. Ce qui me semble faire sens autrement, depuis ma lecture, opère justement dans le rapport à l’espace et au temps. Et cela dans un contexte, le nôtre, celui de la métropole néolibérale, ou le temps et l’espace sont soumis à de fortes tensions. Comment nos lieux refaçonnent l’expérience urbaine par exemple, depuis l’usage et une communauté d’usage autour de friches industriels, d’espaces vacants. Je m’interroge également sur le caractère enchanté de la formule. Qu’en est-il de cette capacité de façonnage, donc de cette puissance esthétique de l’art à l’heure où les pratiques artistiques sont plus que jamais mises en concurrence avec des formes, d’apparence esthétiques, mais qui sont en fait dépourvue d’expérience ou restreinte à l’expérience marchande. Beaucoup de choses se sont passées depuis l’écriture de ce texte et j’ai du mal à prendre du recul, à réactualiser cet énoncé.
Cette tentative d’actualisation sauvage ici me semble se traduire de différentes manière dans ce que je vis aujourd’hui à la friche. Il y a des pratiques comme celle d’Augustine Turpaux qui me parle de la manière dont des formes artistiques et esthétiques sont en prises avec ces enjeux. En lien avec cela, le projet de trans-métropolitaine. Je peux aussi regarder l’ordre du jour d’un collège Lamartinien. Cette question se pose dans la manière dont un lieu voisine aussi, et surtout, dans le conflit. Si je transferts la question de l’oeuvre au lieu, sans nécessairement confondre les deux, mais en pensant l’art comme une expérience localisée, on mesure comment il est difficile d’être « largement apprécié » par une communauté. Les conflits liés à notre présence dans le troisième arrondissement, mais ce qui a pu se passer à Mermoz aussi autour de notre accompagnement artistique, montrent comment le travail artistique se heurte à des communautés. Enfin, cette actualisation s’opère et opèrera peut-être avec les mouvements autour de la relation, des arts participatifs, des « esthétiques de la rencontre » et relationnelles. Non loin de là, et en considérant à la fois le travail artistique, et à la fois le lieu, il y a probablement quelque chose à aller chercher du côté du « travail du commun » et du commun « comme mode de production ».
Sur mon expérience personnelle. Je ne me considère pas artiste même s’il m’est déjà arrivé de me faire coller cette étiquette ou de la donné à Jean-Spagh, pour la rédaction d’un dossier de subvention. Pour autant, puisque le livre donne à penser l’art depuis le continuum de l’expérience, celui de l’émotion et de son expression, il donne accès à un lecture artistique de nos actes. Ainsi lorsque je marchais avec la compagnie Augustine Turpaux, que nous interrogions des personnes dans l’espace public, il m’arrivait d’être submergé d’émotion (colère, empathie, nostalgie, joie, sympathie…). Parfois, je parvenais à traduire cela en saynètes le soir et je savais, soi de moi-même, soi par les retours que je pouvais avoir du public ou des amis de la compagnie, si quelque chose c’était « passé » ou non. C’est, je crois, le lien que fait l’auteur entre le moment immédiat, moment d’individuation et l’expérience acquise. L’émotion, puis son expression, travaillent selon lui ce type de matériau, l’objet externe sur lequel l’émotion va s’accrocher (moment d’individuation où je me construis comme individu) et le matériau interne, celui de notre ou nos expériences (matériau existant conscient ou subconscient, enfoui en nous). J’ose, dans ma lecture de cette question et du lien entre expérience et « existence concrète » (immédiateté et individualité) faire un parallèle avec la friche comme individualité collective, comme trajectoire collective :
« Il est par contre exact que les choses que nous avons complètement intégrées, que nous avons assimilées pour composer notre personnalité et pas seulement retenues comme de simples incidents, ces choses cessent d’avoir une existence consciente distincte. Supposons qu’une occasion, qu’elle qu’elle soit, viennent à bousculer la personnalité ainsi formée. Alors survient le besoin d’expression. Ce qui est exprimé, ce ne sont ni les évènements du passés qui ont influé sur la formation de la personnalité ni l’occasion dans sa littéralité. C’est, à des degrés variés de spontanéïté, une union intime des traits caractéristiques de l’existence actuelle avec les valeurs que l’expérience passée a incorporées à la personnalité. L’immédiateté et l’individualité, traits qui caractérise l’existence concrète, proviennent de l’occasion présente ; le sens, la substance et le contenu proviennent quant à eux de ce qui a été ancré dans le moi par le passé » p135-137
Ce passage, s’il m’interpelle en tant que personne, m’interpelle donc aussi sur l’idée de trajectoire collective. Ce que nous vivons à la friche que ce soit avec le relogement ou encore ces dernières semaines et les discussions que nous pouvons avoir au collège. Je pense à ces questions de voisinage, de communication, d’expérimentation, mais aussi à ce besoin d’affirmer des choses sur les questions de comportements, ce que le lieu accepte et n’accepte pas. Tout ces enjeux sont pris en tenaille entre des pressions externes qu’elles proviennent de dynamiques instituées comme les politiques publiques (injonction au projet, normalisation) ou de dynamique instituantes (les mouvements écologistes et féministes, les épistémologies associées à ces mouvements) donc des occasions présentes. Mais cela ne se fait pas sans lien avec notre trajectoire, nos précédents. Comment l’expression qui jaillit de cette rencontre invente depuis se continuum ou s’inscrit en rupture ?
Je me perds dans l’écriture de ce journal. Je fais le choix de lire plus quotidiennement Dewey pour avancer dans le livre et passé à une autre lecture, mais aussi pour donner un autre rythme dans ma compréhension du livre. Le journal me donne l’occasion de revenir sur ce que j’ai compris précédemment quand je le relis. Je me pose ainsi la question de l’expérience que vit le livre lui aussi. Cet enjeu de réactualisation depuis l’expérience me donne à méditer. La encore, il est question de coopération, j’apprécie cette coopération même si, par certains aspect elle est harassante.
Jeudi 14 avril (le 15 à 10h44)
Tiers-Lieux – Saint-Etienne – ANCT – Malik – Sylvaine
J’ouvre cette écriture ce jour à 10h44. Ce qui la motive c’est à la fois cet échange avec Estelle depuis le partage de mon journal, un moment particulier où s’actualise quelque chose de latent dans ma recherche, quelque chose de l’ordre d’une généralité, mais depuis ce moment très particulier où nous échangeons. Le partage de mon journal a ouvert un espace de curiosité pour mon travail et nous en venons à déplier ma recherche depuis ce partage. Cela donne lieu à de nombreux mails et conséquent. Une correspondance assez intéressante où je mesure à nouveau à quel point la friche nous met en recherche collectivement et, encore une fois, comment ces recherches peuvent se croiser. Cette discussion se fait au coeur de mes questionnements du moment et de questionnements plus globaux, ils m’invitent possiblement à revenir sur des questions de politiques publiques ou encore d’histoire de l’art, comment cela se croise. Je perçois depuis cette discussion ce dont j’aurai besoin pour aller plus loin dans ma compréhension de certaines logiques dans lesquelles nous sommes pris.
L’autre élément, c’est la rencontre que je fais hier soir avec Sylvaine qui travaille pour un réseau d’éducation populaire dans une commune voisine. Nous découvrons qu’indirectement nous avons une personne en commun, mais que nous ne connaissons pas ou peu. Il s’agit de Malik que j’ai au téléphone il y a peu pour discuter de son projet. Ce dernier veut justement monter un Tiers-Lieu autour de différentes dynamiques que je n’ai plus nécessairement en tête, je retiens principalement la boutique sans argent, mais il y aurait, en tout, quatre axes dans son projet. C’est depuis cela que Sylvaine le connaît. Elle travaille sur l’accompagnement à l’emploi ou à la création d’activité au sein de ce réseau. En parallèle de cela, et fasse à la demande, le réseau a monté une formation avec des financements de l’ANCT : «Fabriquer un Tiers-Lieu ». Cette formation recouvre plusieurs enjeux. Créer des services de proximité, notamment auprès des classes populaires. Sylvaine nous dit travailler en QPV, elle me dit également qu’ils essayent de travailler avec des habitant·e·s, mais que ce type de travail s’inscrit dans un temps long, temps que les partenaires ne comprennent pas. Elle me parle d’une femme voilée dont le quotidien, chargée entre école et maison laisse peu de place à une formation. Il est nécessaire d’avoir du temps long pour insérer des temps de formation dans des conditions de vie, complexes, précaires, etc. Inversement, elle évoque les personnes qui sortent d’écoles de commerces et qui « se retrouvent entre potes » et qui font des dossiers « clinquants » qui permettent d’ouvrir des lieux, mais qui ne font finalement pas sens. Sylvaine me répète à que dans sa commune « c’est possible », car le foncier est disponible et peu cher. Elle me dit obtenir des financements conséquents, notamment pour acheter des locaux, toujours en provenance de l’ANCT. Ils sont donc en mesure d’acheter des locaux qui sont remboursés a postériori par les porteurs de projets, toujours selon elle. Elle me dit que leur approche du tiers-lieu est « non-lucrative » et qu’elle pense le tiers-lieu pas nécessairement en un seul lieu, mais en archipel de lieux. Je crois comprendre, mais j’aurai besoin de plus de détail pour saisir pleinement cette idée de tiers lieu en archipel comment cela se matérialise et possiblement décale.
Samedi 16 avril
Ce matin, je discute avec une amie. Elle me parle du copain de sa colocatrice. Sans que nous n’ayons de discussion à ce propos, elle me dit : « il est ingénieur de travail, mais il veut surtout tout plaqué pour ouvrir un tiers-lieu ». Là je tic, nécessairement, pourquoi dit-elle ça alors que cette dernière ne sait pas qu’actuellement le tiers-lieu devient par la force des choses une des actualités de ma recherche. Je lui demande pourquoi elle dit cela. Puis elle me dit qu’elle a rencontré plusieurs fois des personnes de ce type qui veulent effectivement ouvrir un lieu. Je lui évoque ma discussion avec Sylvaine, puis nous entrons en discussion. Je me dis plusieurs choses pour moi-même et dans l’échange avec cette amie.
Pour moi-même. Je mesure comment cette histoire de tiers-lieu est un fait de société ou au moins un phénomène. Le tiers-lieu est un mot qui s’est ainsi diffusé dans la société ou au moins une partie. Cela reste un mot qui se discute dans un champ plutôt blanc et diplômé pour ma part même si pas exclusivement. L’exemple de Malik que j’ai au téléphone cette semaine ou encore Bricologis un lieu pour partie approprié par ses habitant·e·s et au coeur du quartier du Mas du Taureau.
L’amie en question me parle du « boomerang », tiers-lieu du centre-ville qui entre dans la catégorie tiers-lieu culturel. Elle me le décrit comme un lieu branché dans lequel on y voit « des rappeurs parisiens qui viennent faire les malins ». Elle me dit s’y sentir mal à l’aise. Voilà deux fois que j’entends parler de ce lieu depuis mes questionnements sur le tiers-lieu donc. En discutant je mesure un peu plus le phénomène de l’institutionnalisation du tiers-lieu. Le sens change, alors qu’il était initialement le lieu entre le travail et chez soi, il devient un endroit de travail et/ou possible se réinvente des formes de travail des rapports au travail à l’espace. Le tiers-lieu s’inscrit pleinement, ainsi que les champs qu’il recouvre, dans une logique industrielle et marchande, que l’on parle du marché du travail, du champ tertiaire, ou encore de son rapport au foncier. Ce faisant il est aussi un levier dans les politiques d’aménagement urbain.
Je dis à mon amie, ironiquement, que ma recherche se transforme en une recherche sur les tiers-lieux, puis, un peu en blaguant, je lui dis qu’il faut choisir son camp, son combat, ou quelque chose comme ça. Elle me demande d’expliciter. Ce n’est pas clair. Je m’interroge seulement à la fois sur les personnes diplômées qui, parce qu’elles n’ont pas envie de travailler dans leur domaine peuvent monter des dossiers « clinquant » comme le dit Sylvaine deux jours avant. Ces personnes sont probablement souvent animées de bonnes intentions, et le rejet du monde du travail auquel nous sommes formés et souvent un rejet de mode de de production induisant des hiérarchies violentes, dépassées, mais toujours prégnantes. La manière dont je me suis trans-formé en friche pourrait être lu ainsi.
Mais pourtant, pris dans de telles logiques industrielles, marchandes, d’aménagement, y-a-t’il une perspective de réelle changement ? Ce sont encore les classes « créatives » qui bénéficient de ce nouveau gisement. De la même manière je mesure comment les recherches sur les tiers-lieu participe de ce gisement. Je pense aux recherches que je crois percevoir de l’épisode toulonnais. La recherche produira probablement un regard critique sur ce mécanisme, mais ne fera-t-elle pas aussi son beurre sur ce moment tiers-lieu et la critique sera-t-elle agissante ? Probablement un commentaire de plus. En cela, il ne faut pas que ma recherche se détourne et il n’en est pas ici question. Il est nécessaire que cette question des tiers-lieux apparaisse dans ma recherche et d’autant plus nécessaire que cela arrive de manière située depuis mes implications dans un lieu intermédiaire et dans la dynamique des lieux intermédiaires. J’espère ne faire ni mon beurre sur les tiers-lieux, ni mon beurre sur les lieux intermédiaires. Et là c’est la question de la recherche-action qui me vient à l’idée. À quel endroit ma recherche est agissante et l’action fait recherche. Dans ce moment moins actif de ma recherche, il est normal que cela fasse trouble, il est aussi normal que j’essaye d’être vigilant.
Vendredi 29 avril 2022 (10:24)
Ecriture – Lecture – Dewey – Art – Esthétique – Objet – Lieux – Milieux – Garages – Tables
Une écriture un peu particulière aujourd’hui. Généralement, lorsque je précise l’heure, et que cette heure s’avère être une heure « matinale », il s’agit d’un journal qui traite de la veille. Je ne marque pas seulement l’heure, mais aussi la date de la veille, et je précise, entre parenthèses, que la date et l’heure de l’écriture. On comprend alors que j’écris le journal de la veille, tôt le matin. Ici, il n’est pas tôt, et il n’est pas question de la veille. Je continue à diminuer l’intensité d’écriture de mon journal. Est-ce un journal donc ? Ou plutôt, qu’est-ce qui fait journal ? Je continue à le nommer ainsi. Dans sa tenue concrète, l’écriture sur un document .odt s’apparente de moins en moins à une écriture journalière, mais dans ma tête, le journal continue à s’écrire quotidiennement. Je mets ma mémoire à contribution chaque jour en listant ce que je dois retenir des jours passés pour un moment d’écriture : « ça il faut pas que j’oublie de le marquer, puis ça, puis ça ». La liste s’agrandit un peu chaque jour le tout formant une sorte de pré-texte qui tentera de s’écrire le moment venu, voulu. Cette sensation génère une sorte d’envie, d’excitation, on sent que des choses se rencontrent dialoguent avec un mélange, de frustration l’activité cérébrale, ou peut-être simplement intellectuelle, est limitée par tout un tas de choses. Il y a donc un enjeu de limite.
Ces derniers jours, toujours face à ma difficulté avec le livre de Dewey, je pense à mes limites, je pense à ce cerveau, à la manière dont il fonctionne, bien ou pas. Je pense à ce que je lui ai fait subir plus jeune aussi, mais pour autant il fonctionne encore alors … Il s’agit autant de compréhension que de concentration et d’autres choses que je ne saurai pas nommer. Les deux me semblent limitées avec ce livre, mais le problème vient-il seulement de moi ? Et si le livre ne me passionnait pas ? Je me pose la question, mais je n’ai pas envie de lâcher pour autant, il y a quelque chose à faire avec ce livre, quelque chose se passe qui fait que je ne l’abandonne pas. Hier, je m’adonne à un petit jeu qui doit me servir à fixer un rythme et un calendrier pour terminer le livre. Après il y aura encore la reprise de mes annotations. Je lis à peu près 20 pages en une heure sans me presser, en me donnant le temps de relire les passages, d’essayer de comprendre. J’ai donc encore 15 heures à passer sur ce livre environ. Ce n’est pas tant. En lisant dans le salon, je sens qu’on s’adresse à moi, comme si j’étais en train de prendre un temps de détente. Je souris de l’image que je renvoie, celle d’un moment de loisir, seul avec mon livre, alors qu’intérieurement je m’acharne à comprendre parfois seulement des tournures de phrases. Je ne suis pas à l’aise avec cette difficulté, car je l’ai partagé plusieurs fois à des personnes qui m’ont dit que « Dewey, ce n’est pas le plus dur ». Je me rends compte également que intimidé par le statut d’auteur, bien souvent je lis en intériorisant d’abord le fait que je ne vais pas comprendre. Qu’est-ce que cela génère de lire en pensant cela d’emblée? Qu’est-ce que cela produirait si je m’amusais à faire l’inverse ? A lire avec une fiction, en me disant que, quoiqu’il arrive, je vais comprendre la phrase, le passage, le livre… Aussi, depuis plusieurs semaines, j’ai du mal à travailler, j’ai peut-être aussi du mal à lire. D’ailleurs, l’image que je renvoie, à lire dans le salon, me rappelle aussi qu’une partie de mon travail réside dans la lecture. J’ai peut-être tout simplement du mal avec l’écriture, la traduction. Je crois aussi que je suis sévère avec moi-même, que je comprends, mais que le rythme particulier de cette lecture, la période particulière, produisent un effet de trouble, de doute.
L’effet de rencontre, de dialogue est notamment alimenté par le livre de Dewey, la question de l’expression, l’art comme expression et, donc, comme relation notamment à des objets. Cela fait notamment écho à notre discussion par mail avec Estelle. La discussion qui dérive sans s’éloigner pour autant, en vient à parler du rapport au public. De la question du lieu, au départ des Tiers-Lieux, nous en venons, très brièvement, à nos pratiques et de notre rapport au public. Je transpose, pour essayer, l’idée d’expression dont parle Dewey pour l’art à celle de nos lieux, notamment lorsqu’il est question de la norme, de l’instituant et de l’institué. Comme lieu intermédiaire et depuis nos échanges, il me semble qu’il est difficile de savoir si nous sommes « insituant » ou « institué ». Ici, on essaye de se déplacer de l’idée d’institution depuis la dialectique instituant et institué. Dans notre discussion, il apparaît à moment difficile de trancher, on mesure comment dans notre cas, une situation peut à la fois s’habiller de logiques instituées, à la fois s’apparenter à un mouvement instituant. Nous échangeons à ce moment-là autour de la salle ERP. Penser que nous sommes seulement l’un ou l’autre contribuerait à jeter le voile sur beaucoup de choses. Ici, c’est autour de la notion de norme que se cristallise notre discussion. Le mot est connoté, doit-on s’affranchir de produire des normes en la considérant comme néfaste ? Doit-on démultiplier les « organismes » producteurs de normes ? Ce sont les différentes pistes que nous échangeons. Pour en revenir à la friche, et l’idée de lieu intermédiaire, il semble que dans notre trajectoire, si nous produisons de la norme, celle-ci a vocation à s’exprimer, donc si l’on reprend l’idée de Dewey, celle « d’ex-pression », une pression vers l’extérieur, comme lorsque l’on presse un fruit pour en extraite le jus. Les lieux intermédiaires, parce qu’ils sont entre plusieurs logiques, un organisme vivant entre l’instituant et l’institué, expriment des normes qui s’évadent même du lieu et dont il est probablement difficile de mesurer la portée. Le mouvement des friches culturelles, des occupations et squats militants de la fin du siècle dernier, a peut-être produit un ensemble de normes qui ont permis à certaines expériences de perdurer, de se réinventer, mais qui ont aussi été accaparées et transformées en valeur marchande. La séquence que nous vivons autour de l’urbanisme transitoire, des tiers-lieux, côté marchand, et le contrôle, voire la répression, autour des squats, est une manière d’envisager aussi cette marchandisation. C’est un trait du néolibéralisme ou ultra libéralisme, un marché s’accompagne d’une police. Le marché s’approprie les normes et les retournent contre celles et ceux qui les produisent. Cette appropriation s’arme du politique pour contrôler notamment par la règle, le règlement et la répression. Quelles sont les véhiculent de ces espaces de production, d’expression ? Les luttes pour les espaces en luttes, les pratiques artistiques pour les lieux de créations, les modes d’organisations, les expérimentations, les mélangent de tout cela, les lisières (pour le dire avec Nicolas Sidoroff) ?
Sur le plan des politiques publiques, où se situent les dynamiques de réseaux et celle justement des Lieux intermédiaires et indépendants ? Quel travail normatif opère à ces endroits-là ? Quel type de lutte est à l’oeuvre entre un rapport à la multiplicité que recouvre ces processus, ces dialectiques instituant/institué et une logique surplombante, descendante et centralisatrice telle que cela semble opérer avec France Tiers-Lieux. Ici, je pense à cette idée d’organisme qu’on pourrait tout à fait entendre au sens d’organismes en politiques publiques ou en termes de structures, mais que j’utilise plus avec l’idée de choses vivantes. Je pense au square, la façon dont une norme jaillit depuis une transgression, depuis des usages. À cet endroit-là, ce sont des organismes vivants, des relations, des espèces compagnes qui produisent la norme. Lorsque que nous produisons une norme à la friche c’est souvent quelque chose d’organique. Des endroits où des composantes se frictionnent, des matières se rencontrent. En face de cela, il y a des constructions d’appareils normatifs qui eux ont vocation à produire de la norme ou à l’accaparer. Les finalités ne sont donc pas les mêmes. C’est peut-être une piste à étudier, et qui se dessine ici en écrivant. Il y a une différence entre des organismes qui, parce qu’ils sont organismes produisent de la norme depuis le faire et des appareils qui sont produits uniquement pour en produire des normes, et avec cela l’appareil réglementaire, mais aussi policier (aussi au sens d’Haraway et Latour donc un appareillage Scientifique).
Pour l’organisation du prochain forum des LII cela opère concrètement dans les discussions. Des réseaux de lieux se structurent aussi depuis l’ANCT et France Tiers-Lieu. Ce sont les deux sources d’aide à la structuration. L’enjeu pour le forum est aussi d’inviter à la table ces acteurs et notamment FTL sans que la machine ne mange tout ? C’est délicat bien sûr. Jules le rappelle, d’en haut, FTL « à tendance à penser la CNLII » comme un réseau thématique à l’intérieur des TL. Quant à Rennes j’apprends qu’un responsable de FTL parle publiquement du danger des réseaux de gauche en évoquant les premiers réseaux de TL et donc possiblement dans son esprit aussi les réseaux de type AFAP ou CNLII. Alors que nous nous constituons comme ressource, nous sommes pointés du doigt comme danger et nous nous employons malgré tout à ouvrir des espaces de discussions qui plus est avec peu de moyens.
L’ébullition, la forme d’excitation intellectuelle, le ferment de cela reste cette lecture. Ce que je lis comme une difficulté ces derniers temps est aussi, peut-être un moment intellectuel important. Le livre vient discuter ensemble deux notions que j’éprouve plus que je ne théorise, l’art et l’expérience, l’art comme expérience. Cela me rappelle le moment où Louis Staritzky me parle du lieu comme processus, ce sont ces évidences qu’on oublie, qui devienne de l’ordre du réflexe et peut-être après de l’impensé. C’est ce qui rend ces expériences, celle du lieu, de l’art, importantes , et qui rend l’expérience de les penser difficile, voire risqué. L’ouvrage de Dewey fait vivre cette tension, car dans sa manière « d’informer » la question esthétique, ou la question artistique, il prend souvent comme exemple le théoricien, le critique, le scientifique dans son rapport à l’art. Je le perçois, mais c’est à vérifier, comme un élément, une composante de sa théorie, mais aussi comme une limite qu’il énonce. Pour penser l’art il va falloir dissocier ce qui ne peut être dissocié : « la forme et la substance ».
Le chapitre « L’objet expressif » (p153-187) me permet d’esquisser les réflexions ci-dessus et qui se transfert ensuite dans un échange avec Estelle par mail. D’autres choses émergent dans ce chapitre, et notamment la place de l’objet. Je ne mesure pas nécessairement encore bien la façon dont cette notion d’objet est mobilisée par l’auteur. Elle me renvoie à la fois comme composante de la relation qui fait advenir quelque chose comme art, et à la fois comme le produit fini, je ne suis pas encore à l’aise. Beaucoup de mes annotations m’inviteront à revenir sur cette notion, aussi pour clarifier cela dans le temps. Ce chapitre, comme les précédents, mais celui-ci un peu plus, me donne aussi à revenir rétrospectivement sur certaines de mes expériences. Est-ce que je les nomme « expériences » à l’aune de ma lecture, c’est-à-dire en conscience que le terme expérience est plus épais désormais que ce qu’il aurait été si je l’avais utilisé dans la même phrase (en termes de construction) avant la lecture ?
Le chapitre dans lequel je me trouve actuellement « La substance et la forme » active lui un peu plus ce moment de lecture. Il vient faire directement écho à cette notion que j’utilise dans ma recherche depuis ma lecture d’Haraway et sa natureculture, celle de formefond. En relisant le texte « le journal et son partage » je me surprends moi-même a utiliser cette notion à la fin du texte. Cette notion de formesfonds, a dû naître pour moi, sous forme écrite, la première fois dans ce journal. Là elle m’aide plusieurs mois plus tard, elle m’outille dans ma lecture de Dewey, mais aussi dans la lecture de ma propre pratique, celle du journal.
La construction du mot s’inspire des manières d’Haraway de faire, coller deux mots pour en former un troisième. Le sens du mot n’est pas l’addition des deux accolés, mais la substance des deux mots continue d’exister dans le sens que revêt le troisième. C’est une symbiose et non pas une fusion. Dewey évoque des choses similaires en certains endroits : « le fait que dans une œuvre d’art la forme et la matière soient conjuguées ne signifie en rien qu’elles sont identiques. Il signifie que dans l’oeuvre d’art elles ne se présentent pas comme deux choses distinctes : l’oeuvre est de la matière informée » (p.200).
Cela convoque autour de moi une pensée écologique et avec elle Donna Haraway, Myriam Suchet, Pascal Nicolas-Le Strat, Bruno Latour, Olga Potot, Ainton Krenal, Yves Citton, Aleks Dupraz et avec elleux plusieurs réflexions. Ma lecture Dewey me donne à penser qu’il n’incarne pas dans son geste d’écriture une forme d’écologie, comme peuvent le travailler les différents auteur·rice·s que cette réflexion formesfonds convoque. En revanche cela donne à penser la manière dont les pratiques artistiques portent avec elles une potentialité écologique. Ici, on rejoint l’enjeu politique lié à notre situation de lieu intermédiaire, quelles écologies mettons-nous au travail dans nos lieux, aussi parce qu’ils sont les lieux où l’art se travaille depuis l’expérience qu’on en fait. L’autre réflexion me vient pendant la pause que je fais dans l’écriture de ce journal (il est 12h26). Mon rapport à la lecture est un rapport situé. Je pense à la thèse. Cette lecture me met au travail intellectuellement au sens aussi où elle me questionne sur mes capacités physiques, sociales, intellectuelles à comprendre ce texte, mais je me mets dans les dispositions pour le comprendre. À la fois comprendre au sens dogmatique, vouloir être sûr de bien comprendre ce que dit l’auteur. Cela peut-être par peur du jugement des autres, mais aussi de moi-même (je pense que je ne suis pas ou plus capable de le comprendre ou que je suis en retard), mais aussi pour pouvoir tenir l’interlocution dans un milieu, un champ. De l’autre, je me mets dans les dispositions pour comprendre (prendre avec moi) donc, toujours cette idée de la lecture comme expérience. L’idée qu’une lecture médiatise, présentise, comment la lecture rend présent les choses. Ainsi, je pense à l’écriture de ma thèse. Dewey, s’invite lentement mais surement à la table des acteur·rice·s qui dialoguent dans ma recherche, avec Jules, Pascal, Donna, Jacques, Bruno, Estelle, Anne-Sophie, Amaël, Fabien …. J’aimerai, avec cette réflexion, pouvoir m’affranchir de la bibliographe exhaustive qui participe de l’évaluation d’un travail de thèse.
« C’est cela avoir une forme. Une façon d’envisager, de sentir le matériau de l’expérience de telle manière qu’il devienne le plus facilement et le plus efficacement le matériau de construction d’une expérience adéquate pour ceux qui n’ont pas les dons du créateur original. On ne peut donc tracer aucune distinction, sauf dans la pensée, entre la forme et la substance. L’oeuvre elle-même est une matière transformée en substance esthétique. Toutefois, le critique ou le théoricien, en tant qu’il étudie le produit artistique de manière réflexive, ne peut pas seulement, mais il doit faire cette distinction. Tout observateur averti d’un boxeur ou d’un joueur de golf établira la distinction entre ce qui est accompli et comment cela est accompli – entre le K.O. et la manière dont le coup a été porté ; entre la balle dirigée sur telle ou telle distance selon telle ou telle ligne et la façon dont l’opération fut exécutée. L’artiste, engagé dans ce qu’il fait, effectuera lui-même une distinction semblable lorsqu’il sera amené à corriger une erreur habituelle, ou à apprendre comment obtenir plus sûrement un effet donné. Et cependant, l’acte lui-même est exactement ce qu’il est parce que c’est ainsi qu’il est accompli. Dans l’acte même, il n’y a nulle distinction, mais une parfaite intégration de la manière et du contenu, de la forme et de la substance. »
Ce passage me semble synthétisé un certain nombre de choses sur l’idée de Formesfonds. En l’écrivant je pourrais m’amuser à décortiquer cette citation pour rendre compte de ce que signifie l’idée de lecture comme expérience. Je relais ici ce passage parce que je l’ai annoté à la fois de trois barres au crayon dans la marge pour signifier son intérêt, mais aussi, et toujours dans la marge, de mots et de courtes phrases pour marquer vraiment les liens que je fais immédiatement. Il y a les exemples que j’apprécie chez l’auteur (boxeur, golfeur), de même qu’il y a des constructions de phrases qui me gênent dans ma lecture et qui participe au doute qui s’immisce en moi. Il y’a des nominations qui me dérangent. Il y a aussi sa retranscription dans le présent journal qui, depuis plusieurs semaines, se transforme en journal de lecture. Sur le fond, cet extrait de Dewey me parle de recherche-action, de ma difficulté à différencier ce qui est de l’ordre de la méthode et de la recherche. Cela me renvoie à ma question adressée à Louis en début de mois, à Rennes, sur la pratique du fanzine notamment. Le fanzine fait-il méthode où fait-il recherche ? L’idée de formesfonds que je retrouve dans cette citation de Dewey me renvoie aussi au rapport à l’archive et cette intrication entre la forme et le fond qui rend le travail de l’archive indissociable de l’expérience qu’on en fait.
« Les objets de l’industrie ont une forme — adaptée à leur usage particulier. Ces objets possèdent une forme esthétique, que nous ayons à faire à des tapis, des vases ou des paniers, dès lors que le matériau est organisé et adapté de telle manière qu’il contribue immédiatement à l’enrichissement de l’expérience immédiate de qui dirige vers lui son attention perceptive. Il n’existe pas de matériau qui soit adapté à une fin, que ce soit celle de l’usage d’une cuillère ou d’un tapis, tant que le matériau brut n’a pas subi un changement qui en structure les parties et les organise les unes par rapport aux autres en vue des fins propres à la totalité. C’est en cela que l’objet possède une forme en un sens défini. Lorsque cette forme est affranchie des limites qui la subordonnent à une fin spécifique, et qu’elle contribue aussi aux desseins d’une expérience vitale immédiate, la forme est esthétique et cesse d’être seulement utile. » (p.204)
Cette phrase annotée aussi. Elle est signalée par un petit panneau « attention » puisqu’elle fait suite à une série de passage qui me renvoie à cette idée d’objet qui n’ont ne pas de finalité propre. Ici, je perçois un nouveau lien avec ce que j’écris plus haut de mon dialogue avec Estelle. L’idée de produire de la norme sans avoir vocation à en produire. Mais ce qui m’arrête réellement à ces endroits, c’est le lien que je fais avec l’idée d’ontologies multiples dont parle Pascal. Je pense à la fois aux tables que nous travaillons avec Nicolas, travail qui éloigne la table de sa forme standardisée et d’un usage standardisé pour la déplacer du côté de chaînes de relations. Je pense aussi aux garages à Mermoz, la manière dont ils sont détournés et dont nous aussi nous avons fait l’expérience du détournement, parfois à notre insu. Un endroit où se croise,t à la fois artistique, esthétique et lieu. Ces pages autour de la page 200 font entrer un peu plus la notion d’usage, quand la première phrase du chapitre parle d’archives et d’intermédiation :
« Les objets d’art sont expressifs et c’est en cela qu’ils sont un langage. Mieux, ils sont des langages. Car chacun des arts possède son médium et celui-ci convient particulièrement à une forme de communication. » (p.188).